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Transformation Agile : arrêtez de faire peur !

Publié le , 9 minutes

Imaginez qu’on vous offre gratuitement d’échanger votre maison pour une autre, bien mieux…
Sans rien débourser de votre poche, sans aucun changement au coût de votre emprunt ou de votre loyer, sans autre effort de votre part que de gérer le déménagement, on vous propose de quitter votre logement actuel pour quelque chose de plus grand, mieux placé, mieux isolé, etc. (Je précise pour les amateurs de spéculation immobilière que non, vous n’avez pas le droit de revendre le nouveau bien pour faire un bénéfice – imaginez que vous avez prévu d’y vivre le reste de votre vie).

Un certain nombre d’entre vous sauteraient sur l’occasion. D’autres, par habitude et par confort, refuseraient sans doute – après tout, c’est votre chez-vous, et vous y êtes bien.

Et si on vous faisait la même proposition, sauf que vous ne savez pas ce que vous aurez si vous acceptez : vous avez 80% de chances d’obtenir une magnifique maison supérieure à tout point de vue au logement que vous avez actuellement, et 20% de probabilité de devoir déménager pour un appartement moins grand, dans un quartier moins bien situé, avec de l’humidité et une mauvaise isolation thermique et phonique. Aucun retour en arrière possible. Que faites-vous ?

Si vous êtes comme la plupart des gens, vous refusez la proposition. Trop risqué.

Prudence ou biais psychologique ?

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Nous avons tous une aversion pour le risque.

Cette aversion a une raison d’être. Elle nous a maintenus en vie tout au long de notre évolution, nous a dissuadés de nous jeter tête baissée vers le danger. Elle continue de nous sauver dans bien des cas.
Mais en réalité, plus qu’une peur du risque, nous sommes pourvus d’une profonde aversion pour l’incertitude, qu’il y ait danger ou non. Un biais cognitif qui peut nous pousser vers l’irrationnalité.

Lors d’une expérience révélatrice, des chercheurs de l’Université de Chicago ont demandé à des individus combien ils seraient prêts à payer pour différents types de cartes cadeaux.

A un premier groupe, ils ont proposé une carte cadeau d’un montant de 50$ valable dans un grand magasin de la région, et utilisable pendant deux semaines. En moyenne, les participants à l’expérience se sont dit prêts à payer 26$ pour la carte.

A un deuxième groupe a été proposée une carte d’un montant de 100$, avec les mêmes conditions d’utilisation. Le montant moyen qu’ils étaient prêts à payer s’élevait à 45$.

Pour le troisième groupe, les chercheurs ont introduit un peu d’incertitude. Ils ont proposé aux participants un ticket de loterie qui revient à tirer à pile ou face : 50% de chances de gagner une carte cadeau à 50$, 50% de chances de gagner une carte cadeau à 100$.

Réfléchissez un instant. Combien, à leur place, seriez vous prêts à payer pour cette opportunité ? La logique voudrait que le montant se situe quelque part entre 26$ et 45$. En effet, la valeur du ticket est en-dessous de celle de la carte cadeau à 100$ (car on n’est pas certain d’obtenir ce montant) mais aussi clairement au-dessus de la carte à 50$, car cette dernière représente le minimum qui peut être gagné.

Donc, combien les participants étaient-ils prêts à payer pour ce ticket ? En prenant en compte l’aversion pour l’incertitude, on se dit que ce ne sera peut-être pas beaucoup plus haut que les 26$ de la carte à 50$ — un “tiens” vaut mieux que deux “tu l’auras”, donc la certitude d’avoir au moins 50$ sera pondérée plus fortement que la possibilité d’avoir 100$.
La réponse ? 16$.

Les participants étaient prêts à payer moins, beaucoup moins, pour la possibilité d’avoir soit 50$ soit 100$, que pour la certitude d’obtenir 50$. Je le répète : à valeur minimale égale, la _possibilité _de gagner le double s’est avérée être un moins, pas un plus, pour les participants.

La taxe d’incertitude est élevée.

Utopie vs incertitude

C’est bien beau, me direz-vous, mais quel est le rapport avec l’agilité ? Me suis-je trompé de blog ?
Le rapport, c’est que les transformations agiles sont particulièrement vulnérables à la taxe d’incertitude. Depuis un certain nombre d’années, la tendance dans les grandes entreprises est à la transformation agile « Big Bang ». Un changement massif, qui se veut presque instantané, d’une partie significative de l’entreprise si ce n’est de l’entreprise tout entière, un passage d’un état initial à un état final.

Un état initial vu comme lent, improductif, démotivant, voué à l’échec.
Un état final idyllique d’une entreprise performante, rapide, favorisant l’humain, apportant enfin du sens aux collaborateurs et de la valeur aux clients.
Si, comme moi, vous êtes agiliste, la tentation est forte de pousser à ce type de transformation.

Car oui, nous en sommes souvent convaincus, l’entreprise une fois agile serait meilleure à tout point de vue, et les collaborateurs seront même plus heureux. Le plus vite sera donc le mieux !

Mais faisons une petite expérience de pensée, un exercice d’empathie.

Dans la peau de l’autre

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Mettez-vous donc à la place d’un de ces collaborateurs dont vous voulez changer la vie.
Votre travail vous cause des frustrations, certes. Les réunions à n’en plus finir qui ne mènent nulle part, les machinations politiques, les projets dépourvus de sens – car sourds à la voix des utilisateurs finaux – qui rampent lentement mais sûrement vers le mur (courir droit au mur impliquerait au moins une certaine rapidité).

Mais cette entreprise, dans son état actuel, avec ses défauts, c’est aussi chez vous. C’est une manière de travailler avec laquelle vous êtes à l’aise, à défaut d’être enchanté. Ce sont des collègues que vous connaissez, des responsabilités bien définies et limitées – peut-être que le projet va droit au mur, mais c’est la faute de votre chef ou des collègues d’un autre silo.
C’est un confort. Ce chez-vous est une bien modeste demeure, mais vous vous y sentez, eh bien, chez-vous. Or, on vous demande de déménager. On vous force à déménager. Peut-être vers du mieux, peut-être vers du pire.

Des consultants payés trop chers à votre goût sont venus expliquer à votre chef que votre façon de fonctionner est une catastrophe, que vous n’accomplissez rien. Ils veulent mettre en place de toutes nouvelles manières de travailler.

Vous entendez des « buzzwords » à tout va, à base de Scrum Master, de Product Owner, de Daily Scrum, de Sprint, etc. Vous êtes allergique aux buzzwords car vous n’êtes pas né de la dernière pluie, vous savez que les modes de consultants vont et viennent. Et puis, pourquoi tant d’anglicismes, si ce n’est pour se donner des airs cools et intelligents ?

On vous dit que ce sera formidable. Mais ça fait un moment que vous en entendez parler, de ces machins. Des connaissances à vous, dans d’autres entreprises, vous ont raconté comment on les a bousculés, comment leurs titres ont été changés, comment on les a dépouillés, pour certains, de leurs responsabilités principales pour leur en donner d’autres, qu’ils n’ont jamais demandées. Certains semblent contents – il faut reconnaître que les choses avancent plus vite – mais d’autres grommellent toujours.

Peut-être y aura-t-il du bon à cette agilité. La seule chose dont vous êtes sûr, finalement, c’est que vous aurez beaucoup d’efforts à faire pour vous adapter. Un déménagement épuisant, vers du mieux ou vers du pire.

Big Bang, le bruit et la fureur

Fin de l’expérience de pensée, vous pouvez désormais revenir à votre véritable identité.

Muni de cette perspective, quel regard portez-vous sur le discours de « disruption » qui accompagne souvent les transformations « Big Bang » ? Percevez-vous à quel point il peut réveiller chez les collaborateurs cette peur de l’incertitude qui est notre nature ?

L’incertitude agit sur nous comme un bouton « pause » qui arrête l’action et nous incite à figer les choses comme elles sont, à attendre et nous fier à ce que nous connaissons déjà. Quel que soit le bien-fondé théorique d’une grande transformation rapide (un sujet pour un autre débat), elle ne peut pas complètement réussir si elle provoque une telle réaction chez les collaborateurs.

Oui mais, Big Bang ou pas, me direz-vous, une transformation agile est (et doit être) un vrai changement, et le changement provoquera toujours de l’incertitude. Devrions-nous donc renoncer à apporter cette transformation ?
Non. Mais le discours et l’exécution ont leur importance pour minimiser le problème.

Comment contourner la peur de l’incertitude ?

Le livre de Jonah Berger The Catalyst : How to Change Anyone’s Mind (qui existe en Français sous le titre Comment faire changer d’avis n’importe qui) a justement pour objectif d’explorer des solutions pour lever les barrières qui empêchent les gens de changer d’avis, même quand ce serait dans leur intérêt (non, il ne s’agit pas d’un guide de manipulation !).

La peur de l’incertitude est une des barrières identifiées dans le livre. Pour y faire face, Berger recommande d’augmenter ce qu’il appelle par néologisme « l’essayabilité » (_triability _dans le texte original).

L’essayabilité, c’est le niveau de facilité ou de difficulté à pouvoir essayer un produit ou un service, la possibilité ou non de l’expérimenter à faible coût.
Donner la possibilité d’essayer quelque chose, sans trop d’engagement, permet de lever le plus gros de l’incertitude qui vous freinerait autrement. Par exemple, achèteriez-vous une voiture sans l’essayer ? Probablement pas, car vous ne seriez pas certain qu’elle vous convienne, et il s’agit d’une dépense énorme. C’est bien pour cela que les concessionnaires proposent généralement de faire un tour d’essai dans le quartier avant que vous preniez la décision.

De nombreuses entreprises ont construit leur succès sur une utilisation judicieuse de l’essayabilité, avec différentes stratégies.
Une des plus répandues de nos jours chez les produits informatiques est le freemium, ce système dans lequel vous pouvez utiliser gratuitement une partie des fonctionnalités du produit (ou bien l’ensemble des fonctionnalités mais dans une capacité réduite) mais devez payer pour pouvoir faire plus. Dropbox, Candy Crush, Linkedin, Spotify en sont des exemples emblématiques.

Une autre est la stratégie de l’essai gratuit, comme par exemple pour les trente premiers jours gratuits de Netflix ou le cas de la voiture évoqué plus tôt.

A l’inverse, on peut aussi faciliter la réversibilité de l’achat : vous achetez un produit, vous payez dès le début, mais vous pouvez, pendant une certaine période, le rendre et vous faire rembourser. C’est la stratégie adoptée par de nombreuses boutiques de vêtements en ligne comme Sarenza.com, qui proposent, non seulement le remboursement des articles qui ne vous conviendraient pas, mais aussi le renvoi sans aucun frais postal.

Toutes ces stratégies reviennent à compter sur ce fameux slogan : “l’essayer, c’est l’adopter”. C’est en tout cas ce qu’espèrent ces entreprises. Et effectivement, leurs succès seraient impossibles si elles n’avaient pas de bons produits. Mais le mécanisme psychologique en jeu est surtout le suivant : pouvoir essayer, c’est ne pas avoir peur de se lancer. Vous allez plus facilement commander une paire de chaussures si vous savez que vous pouvez revenir en arrière.

Comment appliquer le principe de l’essayabilité à une transformation agile ?

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A première vue, il est difficile d’appliquer à une transformation agile une logique freemium, par exemple. Mais on peut changer d’approche, et de discours, pour que l’arrivée de l’agilité dans l’entreprise ressemble plus à un essai et moins à une transformation irréversible et source d’angoisse.

Rappelons que la problématique est de réduire la taxe d’incertitude. L’approche Big Bang revient, psychologiquement, à demander aux collaborateurs un grand saut dans le vide.

Allons à l’encontre de cela en proposant de _tester _de nouvelles façons de travailler, sur un petit périmètre d’abord, de préférence avec des volontaires. Si tout se passe bien, ce périmètre servira au bout du compte de preuve sociale, servant à réduire l’incertitude dans le reste de l’entreprise : si mes collègues, qui ont des problématiques et des contraintes similaires aux miennes, sont satisfaits de l’agilité, alors mon appréhension s’en trouve diminuée.

Surtout, on insistera, dans le discours, sur le fait qu’on sera en amélioration continue, en expérimentation perpétuelle. Il ne s’agit pas d’arriver à un « état final » fixe, et on pourra donc tenter de nouvelles choses, itérer – ce qui implique aussi qu’on pourra mettre fin aux expérimentations non probantes. Ce faisant, on utilise le principe de réversibilité.

Cette approche devra d’ailleurs être maintenue par la suite, et peut être appliquée immédiatement, si elle ne l’est pas déjà, dans un contexte d’accompagnement de longue durée, c’est-à-dire lorsque la première transition vers l’agilité a déjà eu lieu : toujours proposer les différentes idées d’amélioration (si elles viennent de vous) comme une expérimentation. Si ça ne va pas, on pourra toujours décider, en rétrospective par exemple, d’arrêter les frais. Cette réversibilité encouragera le passage à l’action, au même titre que vous allez plus facilement commander une paire de chaussures si vous savez que vous pouvez revenir sur votre décision.

Et pour les prestataires ?

Ces propositions concernent des agilistes déjà implantés dans l’entreprise, et qui ont besoin de convaincre en interne. Dans le cas d’une prestation, il faut d’abord, en amont de tous ces enjeux, convaincre un décideur de payer pour ce que vous pouvez apporter. La contractualisation et la facturation deviennent donc des facteurs essentiels de cette problématique d’incertitude et d’essayabilité.

Il existe une manière radicale de réduire la résistance due à l’incertitude : la facturation au résultat.** **

En effet, pour de nombreux produits ou services, le coût n’est un frein qu’à cause de l’incertitude – nous serions prêts à payer, si nous étions _sûrs _d’obtenir en retour ce que nous espérons. Avec la facturation au résultat, le doute n’est plus un facteur, puisque nous ne paierons que si nous sommes satisfait.

Une telle facturation pour une prestation agile, cela s’est déjà vu. Bien sûr, il faut reconnaître que c’est risqué, et il faut avoir la trésorerie pour se le permettre.

A défaut d’être aussi drastique, on pourra au moins contractualiser la prestation sur des durées courtes (pas plus de trois mois, comme ce que nous faisons chez Reacteev) avec une réévaluation régulière des résultats et des objectifs, et la possibilité d’arrêter ce qui ne fonctionne pas – en somme, offrons une prestation agile, et pas seulement une prestation d’agilité !

Ce ne sont, bien sûr, que quelques pistes à explorer. Comme toujours avec l’agilité, l’important est de comprendre la problématique et la valeur qu’on cherche à apporter. A vous maintenant de trouver les solutions adaptées à votre contexte !

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