Au cours de mes missions, j’ai constaté un sujet engendrant une forte insécurité psychologique : le flou qui entoure le rôle ou la mission des individus.
Ce constat est paradoxal, car, conformément aux principes de l’agilité, nous cherchons à former des équipes pluridisciplinaires, à favoriser la propriété collective (collective ownership) et à éviter les structures rigides, afin de faciliter l’adaptabilité, la réécriture régulière des règles, et l’abandon de l’attitude “ce n’est pas moi, cela ne relève pas de ma fiche de poste”.
Alors, pourquoi cela peut-il poser problème ?
C’est un sujet complexe qui, à mon avis, mérite d’être pris en considération lors des processus de transformation.
Pourquoi ce flou a été mise en place ?
Commençons par mieux comprendre à quoi sert ce flou dans un environnement de départ, avant transformation.
Un point de vue depuis la spirale dynamique
La spirale dynamique propose une théorie qui permet de mieux comprendre les transitions d’évolution d’état d’esprit au sein d’une entreprise.
Nous observons actuellement plusieurs entreprises en pleine transition du stade bleu vers le stade orange, ou bien solidement ancrées dans le stade orange.
Le stade bleu représente une phase où les règles sont perçues comme “divines”, avec des rôles extrêmement définis et un respect strict des positions, souvent motivé par la peur.
Quant au stade orange, il se caractérise par l’importance accordée à la réussite, peu importe les moyens utilisés. Il est marqué par une ouverture, une compétitivité exacerbée, une mentalité axée sur le chacun pour soi, avec parfois la tentation d’écraser les autres pour parvenir à sa propre réussite.
Il est intéressant de noter que fréquemment, la transition d’un stade à un autre s’opère par le rejet ou la rupture. Ceci offre une première perspective sur la raison pour laquelle la structure des rôles peut parfois être négligée, au profit d’une mentalité visant à tout prendre pour atteindre ses objectifs, obtenir des gains, et réussir.
La réduction de coût
Un autre facteur peut être lié à la réduction de coût, couche par couche, an par an.
Plutôt que d’avoir une personne par activité, on va cumuler le plus de casquette possible sur une même personne, afin de réduire les coûts. Cela va créer un flou sur la limite de ses responsabilités.
Le syndrome du super héro
Certaines personnes vont s’impliquer sur tout ce qui peut leur permettre de briller, de se faire valoir, de se rendre indispensable. Cela va créer aussi du flou dans qui est responsable de quoi, car certains vont venir prendre la responsabilité quand ils verront une opportunité, et disparaître dans le reste des cas.
La réduction de coût favorisera l’apparition de super héros.
Le manager expert
Dans de nombreuses entreprises, dans le référentiel métier, à un moment donné, pour évoluer, il faut passer manager. On passe d’une personne experte dans un domaine (fonctionnel, métier, technique), à une personne qui doit embrasser d’autres responsabilités, et donc lâcher “son expertise” au profit d’une posture managériale, encadrement des personnes, gestion de carrière, gestion d’un service, de budget…
Il est compréhensible que donc, certains managers aient tendance à rester accrochés à leur expertise et à vouloir continuer à micro gérer tous les sujets dont il avait l’expertise.
Cela va créer de nouveau un flou dans la responsabilité, car ce qui aurait dû être géré au plus près du terrain est géré par des managers N+1, 2, 3, 4 et par là, une déresponsabilisation en bas, ou en tout cas la création d’un flou ou d’une incertitude sur qui doit décider ou non.
Les conséquences
On identifie diverses séries de conséquences, mais je retiendrai particulièrement deux qui sont pertinentes pour cet article.
En premier lieu, on observe un délitement de la responsabilité. Il est probable que vous ayez déjà été confronté à cette situation lors de réunions impliquant un grand nombre de participants, surtout lorsque le sujet est crucial. Dans ces circonstances, il est souvent difficile de prendre des décisions. La raison en est assez évidente : l’incertitude créée dans le cadre de la responsabilité conduit à une situation où tout le monde est responsable sans que personne ne le soit véritablement. Comment prendre une décision lorsque vous n’avez pas la certitude que c’est votre responsabilité, car cela ne fait pas explicitement partie de votre mandat ?
D’autre part, cela engendre une insécurité, se manifestant sous forme de tension. En l’absence de clarté sur la personne responsable, on ressent soit la crainte d’être ultimement tenu responsable (et d’être confronté à des reproches sur pourquoi cela n’a pas été fait), soit la crainte que le sujet ne soit pas traité (plus rarement), soit la crainte qu’une tierce personne intervienne (par exemple, un manager expert qui interfère et, avec le poids de sa hiérarchie, vous écrase, ou du moins vous maltraite). La peur génère de l’insécurité.
Une autre conséquence est davantage liée aux jeux psychologiques qu’une telle situation permet. En raison du manque de clarté dans votre domaine d’activité, il est toujours possible de jouer au jeu de la dévalorisation, car, en fin de compte, il y aura toujours quelque chose que vous n’aurez pas accompli, implicitement attendu ou inclus dans le cadre de vos fonctions.
Mener une transformation
De fait, si ce sujet de frontière floue existe dans votre entreprise/organisation, en mettant en place de l’agilité, vous allez récupérer ces problèmes de toute manière. Un Product Owner sans pouvoir, ou qui ne veut pas se mouiller, ou qui a peur d’être trop assertif. Un Scrum Master qui fera du management d’équipe, du reporting de projet, car cela fait partie des attendus implicites. Un tech lead en mode super héros, qui deviendra votre goulot d’étranglement…
On aura avec nous des gens très impliqués dans ce qu’ils font, et en même temps qui ne mettent pas forcément l’effort sur ce qui pourrait avoir le plus de valeur. On est dans une forme de jeu défensif, où l’important de montrer l’implication sur X sujets, et qu’on répond à toutes les demandes, tous les attendus.
Il y a surement pendant la transformation plusieurs actions à mener si vous voulez obtenir le résultat souhaité en mettant en place des pratiques agiles. Et en y pensant, cela fait complètement sens, car l’agilité promeut plusieurs principes : l’autonomie (donc la réduction de dépendance entre projets & acteurs), être centré valeur, …
Axes de progrès
Travail sur la valeur
De manière top-down, c’est-à-dire en commençant par le sommet de la hiérarchie, il est essentiel de définir quels sujets relèvent de la stratégie, apportent de la valeur à l’entreprise, et d’identifier les enjeux.
Certes, il est nécessaire d’engager un dialogue avec les collaborateurs sur le terrain. Cependant, ce que j’observe, c’est que le top management ne se pose pas toujours cette question. En ne tenant pas compte de la capacité opérationnelle, il peut déterminer que tout est réalisable et s’engager au même niveau avec les clients. La capacité à reconnaître que tous les sujets n’ont pas le même impact, enjeu, revenu, ou valeur pour le top management me semble être un élément clé de la réussite. Dans le cas contraire, on constate souvent une tendance en dessous à s’aligner sur la “vision” ou le manque de “vision” de ses supérieurs, que ce soit par crainte ou par désir de plaire, chaque individu ayant sa propre motivation.
Lors des discussions avec les équipes, on ressent qu’en l’absence de soutien de la part du management sur la pondération des sujets en termes de valeur, les équipes peinent à s’engager. Elles ont une inclination naturelle à se disperser et à tenter de tout accomplir, car tout doit être réalisé avant la fin de l’année.
Dans une maturité agile, on pourrait envisager des comportements inverses où les équipes font remonter leur vision au management, qui les soutient dans leurs décisions, car les équipes sont les mieux placées pour comprendre le métier et les contraintes techniques.
Donner de l’autonomie
C’est un travail complexe, car là, on vient aussi toucher au système de valorisation, et parfois à la culture de l’entreprise. Il n’y a rien d’impossible, c’est juste un travail où il faut garder en tête, que nous allons sûrement se confronter aux enjeux personnels.
De la même manière, à mon sens, il y a un travail à faire sur les deux niveaux, management et équipes.
Au niveau du management, il y a un travail de clarification sur “qui fait quoi”, et mettre en place des attendus clairs. Il y a surement un travail d’identification des goulots d’étranglement, et peut être parfois prendre conscience qu’ils font partie du problème en voulant trop bien faire, de s’ingérer partout. Ce phénomène d’ingérence crée de l’infantilisation, qui est l’inverse de la responsabilisation, et de l’autonomisation.
Je vous propose d’expliquer, de former, et d’accompagner la mise en œuvre du principe de subsidiarité (Chaque niveau a la compétence et la responsabilité de ce qui se passe dans son périmètre et ne fait intervenir le niveau du dessus que quand il devient incompétent, ou dépasse son niveau de responsabilité). On voit souvent que les projets sont souvent mis sous cloche par le management, dans un désir de contrôle (le contrôle appelle le contrôle, ce qui a un effet contraire bien souvent au besoin recherché).
Par expérience, je vois que l’exemplarité apporte souvent un effet qui fait qu’il y a besoin de peu d’accompagnement des équipes, hors le fait de les rassurer et leur donner confiance qu’ils sont tout à fait capable de travailler en autonomie sans tous ces gens qui ont l’habitude de graviter autour d’eux.
Conclusion
Si vous travaillez dans un cadre, où vous voyez les gens débordés, travaillant sur mille sujets, avec des incapacités à prendre des décisions, avec un flou permanent sur qui est responsable de quoi, je pense que vous devez prendre le temps de ralentir ce qui se passe et d’identifier grâce à ces symptômes un problème de sécurité psychologique.
Je constate souvent des gens qui sont dans une course effrénée, et pour autant tout est en retard, ou est porté par quelques bras, alors que tout le monde est à 150%.
Pour les aider, il est idéal de les ralentir sans les pousser dans une peur panique, et de prendre le temps d’identifier ce qui a réellement de la valeur, y compris les impossibilités, car ils ne sont pas responsables, mais en raison d’une ingérence permanente dans l’intention de soutenir et de bien faire.
Cette ingérence est à identifier, et ces personnes doivent être accompagnées pour découvrir le principe de subsidiarité qui apportera de la douceur dans les relations, et permettra de sortir d’une forme d’infantilisation paternaliste, et réduira le fardeau “temps” du fait de vouloir être impliqué sur tous les sujets.
Il y a souvent une vraie souffrance morale, et j’espère que ces éléments vous aideront à la décrypter et à avoir des clefs pour la traiter.